Prendre la mer pour fuir l'horreur, quand on a nulle part où aller
Mardi 21 Janvier 2020
Dans un contexte marqué par l’aggravation du conflit et de l’insécurité, des migrants fuient la Libye par milliers, prenant le risque de traverser la Méditerranée dans des embarcations non conçues pour un tel périple.
Le 20 décembre 2019, une heure avant l’aube, l’Ocean Viking – le navire de recherche et de sauvetage opéré conjointement par MSF et SOS Méditerranée – a secouru 112 migrants qui se trouvaient dans un canot pneumatique aux larges des côtes libyennes. Le canot avait dérivé pendant toute la nuit dans les eaux internationales au large de la Libye.
Après avoir été secourues, les personnes, la plupart originaire de Somalie, nous ont parlé de l’endroit où elles se sont rencontrées : Tajoura, l'un des centres de détention officiels libyens, où migrants et réfugiés sont enfermés arbitrairement pour une durée indéterminée.
« Au Centre de Tajoura, personne n’est respecté »
« Nous nous sommes rencontrés en Libye », explique Hassan. « Nous étions tous dans le centre de détention de Tajoura. Moi, je suis resté trois ans dans cette prison. Pourtant, je ne suis pas un criminel. À Tajoura, on ne voyait pas la lumière du jour. Il y avait des femmes avec des petits bébés. Nous étions enfermés dans des hangars, hommes et femmes séparés. On nous en sortait pour nous faire travailler pendant toute la journée et on nous ramenait dans le hangar à minuit. Les gardiens nous punissaient régulièrement. Ils emmenaient les femmes de force pour les gifler et ensuite les violer. Ils ne respectent pas les femmes, ils ne respectent pas les bébés, ils ne respectent personne. Et si vous essayez de vous échapper, ils vous tirent dessus ».
Au début du mois d’avril 2019, un conflit a éclaté entre les forces de l'Armée nationale libyenne (ANL) de Khalifa Haftar et celles du Gouvernement d'union nationale (GUN). En juillet, la ligne de front s'est rapprochée de Tajoura, et les deux parties ont multiplié les frappes aériennes et les attaques de drones.
Le centre de détention de Tajoura a été bombardé une première fois dans la nuit du 7 mai. Le HCR, l’Agence des Nations Unies pour les réfugiés, a alors exigé l'évacuation du centre de détention. Pourtant, deux mois plus tard, 600 hommes, femmes et enfants se trouvaient toujours dans le centre de Tajoura lorsqu'il a été bombardé à deux reprises, dans la nuit du 2 juillet. Au moins 50 personnes ont été tuées sur le coup.
« Certains ont sombré dans la folie »
« La première frappe aérienne a touché le hangar près duquel j’étais détenue. Les portes étaient fermées à ce moment et il faisait nuit. Personne n'est venu ouvrir les portes, personne n'est venu nous aider », explique Faduma, une des personnes secourues. Dans le mouvement de panique qui a suivi le bombardement, un certain nombre de migrants sont sortis de leur hangar et ont tenté de s’échapper. Ils ont été rattrapés par les gardes qui les ont enfermés.
« Des gens ont essayé de s’échapper, puis les policiers les ont poursuivis et les ont ramenés dans un hangar où ils ont à nouveau été enfermés. C'est ce hangar qui a été touché par la deuxième frappe. On ne voyait plus rien, juste des pierres et du sang ». De nombreux survivants ont été traumatisés par ce qu’ils ont vu et vécu, comme l’expliquent les équipes de MSF en Libye qui leur ont prodigué les premiers soins psychologiques dans les jours qui ont suivi le bombardement. « Certains ont sombré dans la folie après l’attaque aérienne », confie Faduma.
Livrés à eux-mêmes et en danger dans les rues de Tripoli
Dans les jours qui ont suivi les frappes aériennes, les survivants se sont débrouillés pour aller à Tripoli, rejoindre le GDF, le Centre de rassemblement et de départ des Nations Unies (Gathering and Departure Centre). Ce centre de transit, construit en 2018, accueille les personnes vulnérables en attente de relocalisation.
Mais notre groupe de migrants nous explique que l’accès leur a été refusé, alors qu’ils étaient pourtant dans une situation d’extrême vulnérabilité. Selon ce groupe, seuls 45 survivants de la frappe aérienne ont été autorisés à y rester. Les autres ont dû quitter le centre et se sont retrouvés livrés à eux-mêmes, dans les rues de Tripoli. Ces neuf derniers mois, les migrants et réfugiés sont de plus en plus nombreux dans les rues de la Libye, notamment du fait que plusieurs centres de détention officiels libyens ont été fermés.
Dans les rues, ils risquent à tout moment d’être enlevés par des gangs criminels, des trafiquants d'êtres humains ou des milices, qui les conduiront dans des centres de détention non officiels, où ils sont exposés aux violences physiques, au travail forcé et à l’extorsion d’argent.
Les migrants somaliens particulièrement en danger en Libye
« Les Somaliens ne peuvent pas rester en ville, parce qu'ils se font attraper par des trafiquants », explique Mahad, un des passagers secourus. Conscients de n’avoir pas d’autre choix et malgré les risques, les Somaliens décident dès lors de tenter la traversée de la Méditerranée centrale à bord d’un bateau de passeurs.
Il arrive fréquemment que les bateaux soient interceptés par les garde-côtes libyens. Les passagers sont alors renvoyés de force en Libye, un pays en guerre. Or, il faut savoir que les garde-côtes libyens sont formés et financés par l'UE.
Des migrants sont également interceptés par des trafiquants d’êtres humains qui les renvoient en Libye et les vendent ensuite à d'autres trafiquants. « Les gangs criminels libyens enlèvent des gens en mer. Ils vous ramènent de force en Libye et vous font emprisonner. Vous serez ensuite vendu. Le passeur dira : « Il me faut 10 personnes. Apportez-moi 10 migrants ». Et devant vous, l’autre dira : « Ces dix-là sont à vous, prenez-les ». Ils sont victimes d’un véritable trafic d’esclaves », explique Hassan.
Les équipes de MSF présentes en Libye font état d'une recrudescence des combats et de nouveaux bombardements. Dans un contexte marqué par une insécurité croissante et avec aucun endroit sûr où aller, combien seront-ils à n’avoir d’autre choix que de risquer leur vie en tentant de traverser la Méditerranée centrale sur des embarcations de fortune ?