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"Jouer sur les mots pour continuer avec la même politique néfaste" : lettre ouverte à la Commissaire européenne Ylva Johansson

Ylva Johansson, Commissaire européenne aux Affaires intérieures et la Ministre grecque de la Migration se sont rendues ce 29 mars dans les îles grecques de Lesbos et Samos, afin de promouvoir les nouveaux centres d’accueil qui sont en train d'y être construits. La coordinatrice médicale du projet MSF à Lesbos, Hilde Vochten, a écrit une lettre à Ylva Johansson :

Chère Commissaire européenne Johansson,

Vous nous dites que vous venez à Lesbos et Samos pour préparer l'hiver prochain, mais vous prévoyez de mettre en œuvre les mêmes politiques qui n'ont créé que des souffrances au cours des cinq dernières années, depuis la signature de l'accord entre l’Union européenne (UE) et la -Turquie.

Ce n'est pas le premier hiver où des hommes,  femmes et  enfants en quête de protection en Europe doivent vivre dans de misérables tentes, dans le froid et la boue, dans les îles grecques. Cinq hivers dévastateurs se sont écoulés depuis que l'Europe a commencé à piéger ces personnes sur ces îles. Cinq hivers qui ont conduit à la misère, au traumatisme et même parfois à la mort, dans ces centres d'accueil financés par l'UE.

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À Samos, environ 3500 personnes sont entassées dans un camp prévu pour en accueillir 648. La plupart d'entre elles vivent dans des tentes en pleine forêt sans avoir accès à suffisamment de douches et d'installations sanitaires, ainsi qu'à des abris appropriés pour se réchauffer. Ces personnes n'ont d'autre choix que de vivre dans la saleté et les déchets, parmi les rats et les scorpions. © Dora Vangi/MSF, janvier 2021.

Soyons clairs : la situation actuelle dans les îles grecques n'est pas due à un manque de préparation à l'hiver. Sur le terrain, nous sommes, avec d'autres, confrontés aux terribles conséquences de la politique d'endiguement de l'UE, et nous avons vu cette crise se dérouler sous nos yeux. Nous avons fourni des preuves de la façon dont elle affecte ces personnes dont le seul souhait est la sécurité et la stabilité - tout comme vous et tout comme chacun et chacune d'entre nous. Si vous ne voulez pas vous tenir, et tenir les gouvernements de l'UE, responsables de ces négligences et préjudices continus, nous sommes prêts à assumer ce rôle.

Depuis 2017, nous faisons face à une urgence permanente en matière de santé mentale dans les camps. Parmi nos patients, il y a des enfants qui sombrent dans le désespoir,  cessent de parler, de manger et de jouer, et ont recours à l'automutilation. Saviez-vous que l'année dernière seulement, à Lesbos, nous avons soigné au moins 50 enfants qui s'automutilaient ou avaient des pensées suicidaires ? En janvier, trois autres enfants ont tenté de se suicider. En 2020, nos psychologues à Samos ont soigné 254 nouveaux patients, et la moitié d'entre eux a mentionné des idées suicidaires ou des pensées de mort lors de leur première séance. Ce ne sont pas seulement les conditions difficiles qui ont des conséquences néfastes sur la santé mentale des gens, c'est aussi votre politique d’endiguement, le manque de sécurité, les limbes permanents et la peur d'être renvoyé à des endroits dangereux.

Au cours des cinq dernières années, nous avons soigné des centaines de survivants de violence et de  torture qui, après avoir passé des mois dans les centres d’accueil financés par l'Europe, ont sombré dans un désespoir absolu. Plusieurs d'entre eux sont toujours là, sans protection, partageant des tentes avec de parfaits inconnus, souffrant de douleurs chroniques et de flashbacks récurrents de leurs expériences traumatiques actuelles et passées, piégés dans un cycle sans fin de traumatismes.

À Samos, MSF fournit de l'eau potable à des milliers de personnes vivant dans le camp. Pouvez-vous croire que nous devons fournir de l'eau potable aux habitants de l'UE, l'un des blocs de pays les plus riches du monde ?

Toute cette situation n’est pas une « conséquence involontaire », ni même un manque de capacités ou de ressources : les conditions de vie dans les îles grecques sont censées dissuader ceux qui envisagent encore de tenter le voyage. Madame Johansson, ce n'est pas la première fois que vous tentez de donner une tournure positive à ce qui est en réalité un désastre.

Après l'incendie qui a détruit le camp de Moria en septembre dernier, vous avez dit « Plus jamais de Moria », et pourtant de nouveaux camps ont été construits. À plusieurs reprises, nous avons entendu l'UE parler du droit de demander l'asile, ainsi que de procédures d'asile et de retour respectueuses. Vous avez même parlé de solidarité entre les pays européens. Alors, quand vous nous dites aujourd'hui que vous venez avec des solutions, pardonnez-nous de ne pas en croire un mot.

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Au lendemain de l'incendie qui a détruit le camp de Moria, des réfugiés et demandeurs d'asile quittent le camp, sous le choc. © Enri CANAJ/Magnum, septembre 2020.

Vous êtes venus ici pour promettre de meilleures conditions de vie dans les nouveaux camps. Cependant, vous ne vous attaquez pas à la racine du problème. Tant que l'UE donnera la priorité à l'endiguement et au renvoi des migrants à la frontière extérieure de l'UE plutôt qu'à une protection et un accueil digne, celles et ceux qui cherchent la sécurité en Europe continueront de souffrir.

Madame Johansson, jouer sur les mots pour continuer avec la même politique néfaste n'est plus convaincant. Vous ne pouvez pas revenir avec les mêmes idées destructrices et nous dire qu'elles seront plus humaines cette fois-ci.

Nous l'avons déjà dit : si vous êtes vraiment déterminée à résoudre correctement cette crise et à protéger la vie et les droits des personnes qui fuient leur pays en quête de sécurité, il est temps de demander des comptes aux gouvernements européens. Il est temps d'exiger des alternatives dignes aux camps, de permettre l'accès à une procédure d'asile équitable et digne, et de garantir des soins de santé adéquats et adaptés aux besoins des personnes fuyant la violence, les conflits et les traumatismes.

Si vous persistez, au nom du compromis politique, à promouvoir et à reproduire le même modèle qui a créé tant de mal et de souffrance, votre « Plus jamais de Moria » n’est que mots vides. Et de nouveaux Morias continueront à être construits encore et encore.

Dr. Hilde Vochten -  Coordinatrice médicale du projet MSF à Lesbos