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« Allons-nous dialoguer avec les Talibans ? Pourquoi pas, nous l’avons toujours fait »

Dimanche 15 août, la capitale afghane de Kaboul est passée sous le contrôle des Talibans, après des semaines de combats entre ces derniers et les forces gouvernementales afghanes, qui ont fait payer un lourd tribut à la population et au système de santé afghans. Nos équipes continuent à travailler dans cinq projets à travers le pays.

Une opinion écrite par Christopher Stokes, expert des questions humanitaires chez MSF, et Jonathan Whittall, directeur du Département d’analyses chez MSF.

« Après le retrait des forces américaines d’Afghanistan, qui a mis fin à la plus longue guerre de l’histoire des États-Unis, voilà une nouvelle ère qui commence pour un pays dont l’histoire est émaillée d’une succession d’invasions.

L’actualité de ces derniers jours a été dominée par les nouvelles en provenance du pays : la prise de contrôle express des capitales provinciales par les forces talibanes et leur retour à Kaboul, sans opposition, le spectacle de l’évacuation des ambassades occidentales, les tentatives désespérées d’Afghans pour quitter le pays, les étrangers fuyant en masse le pays et la suspension des opérations de nombreuses ONG. Médecins Sans Frontières (MSF) et une poignée d’autres agences humanitaires ont quant à elles maintenu leur présence et leurs activités au plus fort des combats, apportant une aide aux malades et blessés et sauvant des vies.

Comment y sommes-nous parvenus ? MSF a connu à la fois des succès et des échecs en Afghanistan, mais l’essence de notre approche est restée la même : nous ne sommes intervenus qu’après avoir obtenu l’accord explicite de toutes les parties impliquées dans le conflit. Dans ce cas, les talibans, les forces armées américaines, l’Armée nationale afghane et, parfois, les milices locales. Nous avons mis en œuvre nos principes de neutralité, d’indépendance et d’impartialité, qui peuvent certes parfois sembler abstraits, en dialoguant avec toutes les parties, en refusant des fonds gouvernementaux, en nous positionnant clairement de façon à éviter toute confusion entre MSF et des groupes susceptibles de poursuivre d’autres intérêts et en déclarant nos hôpitaux « zones exemptes d’armes ». Toute personne souhaitant entrer dans un hôpital MSF financé par des fonds privés devait littéralement « baisser les armes ».

Lorsque nous travaillions dans les hôpitaux de Kunduz ou de Lashkargah, nous avons régulièrement expliqué aux soldats américains, afghans et talibans que nous ne refuserions jamais un patient. Et ce, qu’il s’agisse d’un blessé de l’Armée nationale, d’un accidenté de la route ou d’un combattant taliban blessé. Nos hôpitaux ont procédé au triage sur la base des seuls besoins. Nous avons travaillé selon l’éthique médicale, sans tenir compte du statut du patient – criminel, terroriste, soldat ou responsable politique. Nous avons souvent dû demander à des soldats américains et afghans d’aller déposer leurs armes avant de revenir visiter l’hôpital.

Notre approche a souvent été fort différente de celle déployée par le « système humanitaire » – y compris les agences d’aide humanitaire – incité par les bailleurs à renforcer l’État afghan, à stabiliser les zones aux mains des forces afghanes et à contribuer à légitimer un jeune gouvernement soutenu par les États-Unis. L’aide humanitaire devait être le « soft power » permettant de rallier les habitants à la cause du gouvernement afghan, un volet clé de la stratégie visant à gagner les cœurs et les esprits pour renforcer le « hard power » des forces militaires.

Fait révélateur, les bailleurs d’aide humanitaire occidentaux qu’il nous arrivait de rencontrer à Kaboul étaient incapables de nous dire où les besoins humanitaires étaient les plus urgents, se bornant à nous indiquer sur une carte les zones sous contrôle des forces de la coalition (en vert), aux mains des talibans (en rouge) et les zones contestées (en violet). L’aide humanitaire était acheminée vers les zones vertes et violettes afin de soutenir l’effort militaire. Les ONG internationales acceptant des fonds de pays occidentaux impliqués dans le conflit ont été choquées de voir progressivement associés les fonds reçus à une stratégie contre-insurrectionnelle, de type « clear and hold » – l’idée étant de dégager une région pour l’occuper. Comme un des principaux bailleurs gouvernementaux nous l’a expliqué à Kaboul : « Les talibans gagnant du terrain dans cette province, nous avons demandé à l’agence humanitaire de distribuer massivement du blé aux habitants. Et elle l’a fait. »

Mais notre approche ne nous a pas toujours protégés. En 2015, les forces spéciales américaines ont bombardé notre hôpital de Kunduz, après que la province a été brièvement reprise par les talibans. Nous avons ainsi compris que de tels conflits ne sont pas exempts de zones grises : l’aide humanitaire est tolérée et acceptée lorsqu’elle renforce la légitimité de l’État, mais elle peut être supprimée lorsqu’elle est apportée dans un territoire au sein duquel des communautés entières sont assimilées à des ennemis hostiles et lorsque l’État est sur la défensive. Cette zone grise est entretenue par les ambiguïtés juridiques entre le droit international et le droit national, créant un contexte propice à ce que les autorités américaines ont qualifié d’« erreurs ».

Après la destruction de notre hôpital, MSF a repris le dialogue avec toutes les parties impliquées dans le conflit pour clarifier l’obligation de respecter nos activités médicales. Le soutien public dont nous avons bénéficié et le coût politique de l’attaque contre MSF se sont en fin de compte révélés être sans doute notre meilleure protection contre de futures « erreurs » des forces américaines et afghanes. Toutefois, cette forme de dissuasion par le dialogue et la pression de l’opinion publique n’a pas opéré lors de l’attaque brutale contre notre maternité de Dasht-e-Barchi en 2020, attaque perpétrée très probablement par l’État islamique en Afghanistan, qui avait refusé de dialoguer avec nous.

Alors que nous avons pu intervenir dans les capitales provinciales, nous ne sommes pas parvenus à pénétrer dans les zones rurales pour répondre aux besoins de leurs habitants. C’est là un des échecs de notre intervention en Afghanistan au cours de ces dernières années. Cependant, lorsque les talibans ont pris le contrôle d’une série de villes ces dernières semaines, nous avons pu continuer à prendre en charge les patients : malades et blessés ont pu recevoir des soins dans nos structures, adaptées de façon à nous permettre de faire face à l’intensité des affrontements. À Helmand, Kandahar, Kunduz, Herat et Khost, nos équipes ont ainsi continué à travailler. Et aujourd’hui, nos centres de santé sont remplis.

Voici autant de raisons pour lesquelles MSF entend négocier avec toutes les parties à un conflit. Cette approche permet à nos équipes de porter secours là où les besoins sont les plus urgents. Et cela le plus souvent au beau milieu des changements de pouvoir et de contrôle. C’est aussi la raison pour laquelle nous nous opposons aux efforts visant à intégrer nos activités dans les processus politiques d’édification de l’État. C’est la raison pour laquelle nous dénonçons haut et fort toute attaque contre nos centres et notre personnel.

De nombreuses incertitudes planent sur l’avenir de l’Afghanistan et nos activités sont toujours sous pression. Les défis que nous rencontrons évolueront et la sécurité de nos équipes et de nos patients est toujours au cœur de nos préoccupations. Mais face aux difficultés à venir en Afghanistan, les acteurs humanitaires seraient bien avisés de déterminer leur propre ligne de conduite sur base des besoins existants plutôt que de se laisser guider par les vents politiques changeants.

Les événements en Afghanistan montrent comment les efforts d’édification d’une nation menés par l’étranger sont voués à l’échec et à quel point la contribution des acteurs humanitaires à ces efforts est minime. Ils montrent également que nos interventions ont le plus de chances de sauver des vies lorsque nous préservons au maximum notre indépendance, dans des contextes d’édification de l’État mais aussi d’effondrement étatique. »