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Attaque militaire au Nigeria : « Les mots me manquent pour décrire ce que j’ai vu à Rann »

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Nigeria

Alfred Davies est coordinateur terrain pour MSF au Nigeria. Il était à Rann au moment du bombardement et dans les heures qui ont suivi l’attaque. Il raconte.

« La première bombe est tombée à 12h35 à quelques mètres seulement du bureau de la Croix-Rouge. Cinq minutes plus tard, l’avion a fait une seconde rotation et a lâché une deuxième bombe.

Le camp après le bombardement de l'armée nigériane
Le camp après le bombardement de l'armée nigériane ©  Mohammed Musoke/ MSF. Nigeria, 2016.

J’ai tout de suite eu un contact radio avec le reste de l’équipe, et ils m’ont rassuré : par chance aucun de nous n’avions été touché. Nous avons pu nous retrouver dans les tentes que nous avions montées quelques jours auparavant.

C’est alors que les blessés ont commencé à affluer par dizaines. Pendant plusieurs heures.

Certains avaient les os brisés et les chairs déchirées, les intestins qui pendaient au sol. J’ai vu des corps d’enfants coupés en deux. Il n’y a pas de mots pour décrire ce chaos. Les tentes étaient littéralement jonchées de blessés, on ne pouvait pas circuler. Beaucoup d’entre eux étaient à l’extérieur, allongés sur des nattes sous des arbres.

Notre équipe ne comptait qu’un médecin et un infirmier, mais chacun d’entre nous a fait ce qu’il pouvait. Même les chauffeurs nous ont aidés. Nous avons aussi eu du renfort du personnel de la Croix-Rouge, ainsi que des infirmiers militaires.

Je n’ai pas vu l’avion et je ne sais pas exactement quel type de bombe c’était. Sur les corps, on retrouvait des petits éclats métalliques. Ce que j’ai vu est indescriptible. En l’espace d’une heure, nous avons compté 52 morts.

Je pense que la distribution que nous organisions a sauvé beaucoup de personnes. Ceux qui faisaient la queue à cette heure-là pour recevoir des biens de première nécessité comme des nattes et des couvertures n’étaient pas dans le centre-ville et ont échappés aux bombes.

Le plus dur pour les équipes, c’est la frustration de ne pas avoir eu suffisamment de matériel et de ressources pour sauver plus de blessés. Une dizaine de personnes sont mortes sous nos yeux sans avoir pu recevoir les soins urgents dont elles avaient besoin. Il y avait bien un hôpital à Rann, mais il a été brulé l’an passé et il est inutilisable. La ville était un désert sanitaire.

Nous étions finalement parvenus à accéder à cette zone le 14 janvier, après des mois de tentatives infructueuses à cause de l’insécurité. Les habitants de Rann manquent de tout. La semaine avant notre arrivée, on nous a rapporté 21 décès liés à la malnutrition. Les raisons de notre présence étaient très claires: nous devions évaluer la situation nutritionnelle de la population et l’état des besoins, notamment en eau. Nous avions profité de cet accès pour vacciner les enfants de 6 mois à 15 ans et organiser une distribution de matériel.

Les mots me manquent.

Nous avons dû quitter les tentes à 18h pour des raisons de sécurité. Pour nous tous, cela a été très difficile de laisser les patients, mais l’équipe de la Croix-Rouge avait déjà commencé à nous soulager et prenait le relais.

Lorsque j’ai eu un moment, je me suis rendu au cimetière où les enterrements avaient déjà commencé selon la tradition. Il y avait 30 nouvelles tombes fraîches, parfois les mères et leurs petits étaient enterrés dans la même fosse. C’était tragique.

Je me suis aussi rendu à l’endroit des impacts. Les bombes ont été lâchées sur des maisons. C’est incompréhensible. J’ai reconnu le corps d’une maman qui était venue à la distribution le matin-même. Ses jumeaux avaient reçu des sachets de pate alimentaire car ils souffraient de malnutrition. Les deux enfants pleuraient, blottis contre son corps inerte.

Nous avons vécu une expérience terrible et traumatisante. Ce qui nous permet de tenir, c’est de savoir que nous avons fait ce que nous pouvions malgré le peu de ressources. Trois personnes d’une société privée mandatée par MSF pour des activités de secours en eau sont décédées sur le coup et une autre a été blessée. Pour nos équipes, c’est très dur parce que nous travaillions en grande proximité avec eux. Ils connaissaient bien MSF et ils avaient déjà accompli beaucoup pour faciliter l’ accès à l’eau de la population de Rann. Tout ce que nous avons pu faire est de rapatrier leurs corps à leurs familles.

Ce qu’ils ont vécu est si dur, si violent. Rann était leur refuge ; l’armée qui était censée les protéger les a bombardés. Nous devons être présents à leurs côtés. »